Nous avions terminé notre article précédent en disant que cette fameuse Table d’Émeraude était un des plus vieux textes alchimiques. Aussi consacrerons-nous ces quelques lignes à tenter d’en esquisser une explication avant de le remettre en perspective.
A première vue, le lecteur constatera qu’un effort est nécessaire pour en saisir la substance, le style en étant fort différent des écrits actuels comme l’attestent les phrases ci-dessous :
Il est vrai, sans mensonge, certain et très véritable. |
Quelques pistes pour éclairer ce texte (ô combien nébuleux…) :
Commençons l’explication de ce texte en précisant que, Hermès, fils de Zeus et d’une nymphe dans la mythologie gréco-romaine, serait considéré comme un descendant du dieu égyptien Thot : celui-ci aurait alors engendré Agathodemon, lui-même étant à l’origine de Hermès Trismégiste (trois fois grand ou trois fois puissant). De nombreux écrits alchimiques comme le Pimandre (évoquant la création du monde) ou l’Asclepius lui furent attribués. En outre, il n’est pas inutile de préciser qu’Hermès Trismégiste dans le Nouvel Empire, assimilé à Thot, il est le maitre du calendrier et l’inventeur du calcul. Par extension, il est donc considéré comme le savant par excellence.
Dans la philosophie égyptienne, le problème de l’énergie solaire se posa très tôt : le soleil était le disque visible… auquel le pharaon Aménophis III vouait un culte en privé. Des égyptologues ont d’ailleurs mis au jour de nombreux documents sur « Le Soleil, souverain de l’horizon… père qui revient en tant que Disque ».
En dépit de toutes ces informations, et bien que tous les écrits attribués à Hermès Trismégiste soient datés du IIIe au IVe siècle, il semble bien que la version définitive de la Table soit établie plutôt entre le VIe et le VIIIe siècle.
S’il est possible de distinguer au sein du texte, de façon presqu’occasionnelle, des opérations pouvant être qualifiées (à la rigueur…) de chimiques, l’ensemble n’en fait pas moins allusion à une philosophie novatrice débouchant sur une problématique du monde abordée différemment et plus particulièrement sur une interaction permanente entre le cosmos et la terre.
Sa finalité est de démontrer l‘unicité de l’univers soumis à des lois communes à tous les niveaux. Il est également possible d’y remarquer un principe mâle (non seulement avec le soleil mais aussi avec la terre qui peut se matérialiser par Adam…) et son équivalent femelle (avec la lune ou l’eau représentée au sens large par Eve). Dans une telle configuration, l’adepte a ainsi reçu la Connaissance et, par son savoir, il peut interférer sur l’évolution du monde. Cela fait de sa personne un intermédiaire privilégié entre la création divine et un individu lambda, interprétation que ne pouvait manquer de rejeter l’Église du Moyen Âge bien que les alchimistes fussent toujours d’une parfaite loyauté à l’égard du pouvoir religieux. Ceci posé, il faut aller un peu plus loin pour essayer d’expliciter la Table d’Émeraude et revenir sur l’environnement de l’époque (environ au VIe siècle après J-C).
Retour sur le contexte dans lequel a été écrit cette Table d’Émeraude
En dehors de l’esprit universel caractérisant la Table d’Emeraude, il est nécessaire de fournir une explication de la Nature telle qu’elle était alors formulée. La division en trois règnes classiques (animal, végétal, minéral) était déjà admise ; par contre, ce qui est un peu plus original était la manière dont chacun d’eux usait pour se développer. Si le premier des trois, l’animal, reposait sur des menstrues (des substances organiques), son homologue végétal utilisait l’eau de pluie tandis que le dernier règne, minéral, avait recours à des eaux mercurielles ; ce dernier était particulièrement intéressant étant donné que les minéraux étaient surtout enfouis dans les entrailles de la terre…
Le principe d’unicité est également présent au sein de chaque règne avec trois types de substances : d’une part certaines étant subtiles ou mercurielles, de l’autre quelques-unes plus grossières et enfin une troisième catégorie étant un mélange des deux premières (thèse revenant assez fréquemment sous des formes diverses comme nous le noterons dans nos prochains articles…).
Enfin, il n’est pas inutile de mentionner, toujours approximativement autour du VIe siècle, la corrélation entre les quatre éléments que sont le feu, l’air, l’eau et la terre (théorie généralement attribuée à Aristote) et les planètes associées : ainsi, si le premier était à rapprocher du Soleil et de Mars, l’air était en harmonie avec Jupiter et Vénus ; quant aux deux derniers, l’eau était en communion avec Saturne et Mercure tandis que la terre était reliée au Soleil et à la Lune.
D’autres ouvrages classiques de l’alchimie
Dans le nombre…, notre choix se portera, de façon arbitraire, sur les papyrus de Leide, le Liber Sacerdotum et la Mappae clavicula.
- Les papyrus de Leide
S’il s’avère difficile de les dater, par contre, leur objectif est clair puisqu’il s’agit d’un recueil de recettes alchimiques servant à fabriquer de l’or et que, vu les propos sulfureux pour l’époque, Dioclétien, n’ayant pas envie de voir la population se ruer à chercher de l’or, n’hésita pas à les faire bruler en 290 (l’alchimie était absolument prohibé à Rome…). Mais cela ne nous renseigne pas davantage sur ses origines.
Car ces papyrus, au nombre d’une dizaine environ, apparurent à des époques différentes. En outre, ils sont écrits en grec et en hiéroglyphes, ce qui suppose des sources encore bien plus anciennes. Il n’empêche qu’il y a de quoi être subjugué par les substances chimiques ainsi que par les modes opératoires décrits dans les papyrus (leur lecture et leur décryptage sont dus au travail de Berthelot).
- Le Liber Sacerdotum et la Mappae Clavicula
Ce sont, là encore, deux références que nous devons au professeur Berthelot tout en ayant à leur endroit certaines réserves. Si nous les commentons seulement après avoir évoqué les fameux papyrus, c’est qu’il existe pas mal de points communs avec ces derniers et que des thèmes communs reviennent dans les trois écrits.
Là s’arrête pourtant la similitude ; en effet, si, comme pour les papyrus, leur date de naissance reste assez flottante…, il est néanmoins à peu près assuré que ces deux livres remontent à des époques différentes.
Le Liber Sacerdotum aurait été traduit de l’arabe tandis que la Mappae Clavicula, dont la présence est attestée tardivement au Xe siècle après J-C, semble dériver de la tradition antique (toutefois, celle-ci présente des caractères grecs en lettres gothiques et il est raisonnable d’envisager une publication bien antérieure). Dans les deux ouvrages, nous retrouvons parfois les mêmes recettes comme celle de la fabrication infaillible de l’or… Par contre, l’esprit ayant prévalu à leur rédaction n’a rien de commun ; dans le cas du Liber Sacerdotum, nous aurions tendance à voir une orientation métallique au sens large puisque nous pouvons y lire les noms planétaires de certains métaux (Soleil et or, Lune et argent, Mars pour le fer, Vénus pour le cuivre) ainsi qu’une longue évocation des couleurs du règne minéral qui retiennent principalement l’attention de son auteur tandis que, dans la Mappae Clavicula, la teneur des propos est nettement moins pacifique puisqu’on y trouve des développements soutenus sur les arts militaires avec la fabrication des flèches empoisonnées, l’art de réaliser un bélier ou un exposé sur les techniques incendiaires…
Ceci dit, le fait de noter les mêmes formules alchimiques dans les deux ouvrages est assez troublant et pourrait induire un plagiat quelconque. Un tel jugement n’aurait rien d’incongru si nous remarquons que le Xe siècle, date à laquelle aurait été émise cette Mappae Clavicula, est postérieure à l’intervalle de temps compris entre le IIIe et le VIIIe siècle sur lequel les spécialistes ont émis beaucoup de réserves sur l’authenticité de certaines publications alchimiques…Dans l’article suivant, nous reviendrons sur les piliers de l’alchimie que sont les fameux Principes de l’alchimie (le Soufre et le Mercure)